Établi classique du bijoutier-joaillier

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Il aura fallu des siècles pour qu’en Europe se dessine la forme si particulière de l’établi classique des bijoutiers-joailliers. C’est à la fois le besoin pour l’ouvrier de se concentrer sur de petits volumes, mais aussi la nécessité d’une cheville de bois comme point d’appui et l’obligation de récupérer la limaille des métaux précieux produites au cours de la transformation des planés et des fils, qui en auront déterminé son aménagement si différent des autres établis.

L’utilisation des pierres précieuses, de pierres fines et de perles rend obligatoire le bois et le cuir comme matières premières dans la construction de l’établi d’un bijoutier-joaillier. En effet la dureté de certaines pierres nécessite un grand respect et des précautions durant les étapes de travail d’un bijou. Ainsi l’usage courant en Amérique du Nord de tiroir, souvent avec un fond métallique, pour récupérer les limailles sous la cheville est un non sens, surtout que beaucoup d’ouvriers prennent la mauvaise habitude de remplir ce tiroir de pinces, de limes et autres outils en acier. Une émeraude, par exemple tombant de la cheville, pourra s’égriser, voir se casser, en frappant l’un de ces outils situés dans ce tiroir, même si la chute éventuelle est de courte distance. Dans ce domaine aucun risque n’est à prendre, ni avec ses propres pierres et encore moins avec celles de la clientèle.

Les plus beaux et plus solides établis que j’ai rencontré sont sans conteste ceux que mettait à notre disposition l’école de la BJO rue du Louvre à Paris. Ces établis étaient et sont toujours en chêne massif, avec un plateau mesurant facilement six centimètres d’épaisseur. Les pattes et les croisillons, très imposants eux aussi étaient de section carrée. Tous les vendredis nous devions faire le nettoyage complet de ces établis, bien souvent à plusieurs debout sur ceux-ci pour les frotter à la paille de fer et les cirer comme si ce fût les planchers de bois du château de Versailles.

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Assis à l’un de ces fameux établis. Photo prise en 2010 par Sanae à la BJO rue du Louvre, 39 ans après mes débuts dans ce métier merveilleux.

L’établi des bijoutiers-joailliers se caractérise par sept éléments absolument essentiels, ne pas les respecter est à coup sûr se priver d’énormes avantages pour travailler réellement à l’aise. Un ami dernièrement croyait que je voulais imposer cette structure comme étant idéale. Évidemment elle est l’idéal, mais je n’y suis pour rien, mais alors rien du tout. J’ai simplement adopté ce que j’ai rencontré de mieux dans ma vie d’artisan pour exercer en tout confort ce métier et considère de mon devoir de l’expliquer tout comme je me plais à tout raconter de mon expérience de la fabrication des bijoux faits entièrement à la main sans aucun moulage.

En fin d’article vous trouverez les cotes de base pour un établi d’une place.

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PREMIER ÉLÉMENT : Cette fameuse courbe en demi arc de cercle grâce à laquelle les bras et même parfois les épaules de l’ouvrier pourront prendre appui pour que les outils tenus en main puissent avec grande précision et grand confort servir de levier sur les métaux en cours de transformation.

La largeur de cet arc de cercle doit absolument être adaptée à la corpulence de l’artisan ou de l’artisane, ainsi pour un homme de bonne corpulence une largeur de soixante centimètres sera idéale et pour une dame plus délicate cette largeur pourra être diminuée jusqu’à cinquante-cinq centimètres. La profondeur sera elle de la moitié de ces mesures, soit respectivement de trente centimètres à vingt-sept centimètres.

L’arc de cercle sera facilement tracé à l’aide d’une corde, d’un clou et d’un crayon, le tout servant de compas, et ensuite découpé avec une scie sauteuse une fois le dessus de l’établi monté bien solidement.

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DEUXIÈME ÉLÉMENT : Cette cheville de bois au centre, mot qui est à l’origine de l’expression française  »Travailler à la cheville » terme qui exprime bien qu’il est question d’un bijoutier-joaillier travaillant de ses mains à la cheville de son établi en toute liberté.

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Une méthode simple pour fixer une cheville ( cheville collée et vissée par deux vis sur la partie rectangulaire en bois franc )…. ici le dessous de l’ensemble avant la pose sur l’établi.

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Vue du dessus de l’ensemble qui sera vissé solidement, sans colle, par quatre vis permettant ainsi de démonter le tout facilement le jour où il faudra changer de cheville…ce qui ne se fait pas si souvent. En effet un ouvrier toute sa vie durant n’usera que plus ou moins une dizaine de chevilles…et encore.

La cheville est taillée dans une petite planche de bois, souvent un bois fruitier ou un autre bois dur, de 7 1/2 centimètres de largeur maximum ( il est fréquent de trouver moins large chez les marchands d’outils ) et de 9 centimètres de longueur, avec une épaisseur ( 2 centimètres ) diminuant en fuite et en angle du bord de l’établi, où elle est fixée solidement, jusqu’à sa partie la plus fine à l’avant. Cette finesse permettra aux mains de l’artisan de se placer en partie en dessous dans de nombreuses opérations, mais aussi fréquemment dessus comme point d’appui.

Le dessus de cette cheville doit être parfaitement plat et au niveau, de sorte à tout ce qui pourrait y être posée ne puisse aucunement se mettre à rouler, à glisser ou à tomber de celle-ci. Certaines personnes prétendent qu’il serait mieux que le dessus de la cheville soit penchée, soit disant pour faciliter la vue du tracé lors du découpage, ce qui prouverait dans ce cas que non seulement l’ouvrier n’a pas une bonne position de travail à la cheville mais qu’il ne comprenne pas que pour bien voir ce qu’il fait à cette cheville est d’abord et avant tout question de distance et de qualité d’éclairage, source d’éclairage qui doit absolument pouvoir être orientée tantôt venant de la gauche ou de la droite, suivant les techniques et suivant la partie du bijou à travailler.

Bref, la distance entre la cheville et les yeux de l’ouvrier doit être relativement faible, car c’est cette concentration qui seule permettra un travail occupant la totalité du champ de vison de sorte à maximiser l’efficacité du moindre geste de l’artisan observant sans cesse la progression du travail en cours. Lorsque je vois des photos d’ouvriers ou de stagiaires à grande distance de leurs chevilles, je sais que non seulement leurs gestes risquent d’être de peu d’efficacité mais que de plus leur travail manquera fatalement aussi de précision.

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TROISIÈME ÉLÉMENT : Une peau de cuir, idéalement la moité d’une peau de vache bien souple (la peau pas la vache ! ) bien lisse en surface d’un côté, située sous la cheville, fixée sous l’établi à l’aide d’une corde parcourant dix ou onze points d’ancrage et suffisamment grande pour contourner aisément sur trois de ses côtés le tiroir du centre. Une peau d’établi pour bien faire le tour du tiroir central et être fixé tout près du dessous du plateau de l’établi devra mesurer environ 105 centimètres par 100 centimètres. ( 42 pouces par 44 pouces )

La souplesse de la peau lui permet de reposer en partie et en tout confort sur les jambes de l’artisan. Par sa forme creuse, elle permet de retrouver rapidement toute pièce qui se sera échappée de la cheville, que ce soit un bijou en cours, une pierre, une perle, un petit outil ou même un très petit paillon de soudure facile à retrouver en faisant jouer l’orientation de la lumière. Le cuir de la peau a aussi l’avantage de pouvoir récupérer, sans trop de dégât, mais le plus vite possible une pièce rougi par le recuit ou par une soudure en cours.

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Grâce à sa souplesse, le nettoyage de la peau se fait facilement et rapidement avec une petite pelle et une brosse spécifique au métier à chaque fois que l’ouvrier utilisera un métal différent, ce qui permet de ne pas mélanger les limailles entre elles pour ensuite les traiter ou les confier à un affineur de métaux précieux.

Il faut noter ici que JAMAIS, au grand jamais on ne doit déposer des outils dans cette peau. En effet une pierre, une pierre qui surtout ne nous appartient pas, risquera fort de s’égriser en tombant depuis la cheville sur une pince, sur un triboulet ou sur tout autre outil d’acier déposé par mauvaise habitude dans la peau. Dans les grandes ateliers parisiens et ailleurs j’imagine, déposer des outils dans sa peau est tout simplement une cause de renvoi de l’ouvrier. En effet, comment une grande marque de joaillerie pourrait expliquer à un important client que sa rarissime pierre précieuse de prix très élevée, confiée pour lui créer une merveilleuse parure s’est retrouvée cassée ou égrisé, nécessitant alors d’être retaillée, de perdre du poids et en plus sa valeur première.

De nos jours, il se trouve de plus en plus d’établis modernes totalement ridicules ( et oui j’ose le dire et non sans raison ) adoptés même tristement par des écoles européennes. Ces établis d’origine américaine ont un arc de cercle pratiquement inexistant, à peine un petit renfoncement en ligne droite de quelques centimètres, pire sous la cheville se trouve un large tiroir recouvert de métal qui en rien ne permet de retrouver en son centre tout ce qui pourrait tomber de la cheville d’autant plus que la mauvaise habitude vraiment fréquente de remplir ce tiroir de nombreux outils est presque souvent présenté en photo par ce modèle d’établi. Je vois dans le fait que se répandent ces établis partout dans le monde et pire dans des écoles se voulant d’une pseudo excellence une réelle dégradation du métier.

Et pourtant l’établi classique que je décris et illustre ici est lui d’une efficacité formidable et d’un confort total, et mieux encore peut être fabriqué soi-même sans aucune difficulté avec quelques planches bien épaisses à peu de frais et généralement pour y travailler ensuite toute a vie.

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QUATRIÈME ÉLÉMENT : Le tiroir du centre et son obligatoire tablette tout juste fixée sous ce tiroir.

Traditionnellement le tiroir des établis parisiens sont d’une petitesse désolante, comme si un ouvrier n’avait besoin que de très peu de place de rangement, une habitude malheureusement jamais remise en question. Il est pourtant logique de profiter au maximum de l’espace du centre sous l’établi pour disposer non seulement d’un tiroir aussi large que l’arc de cercle, mais aussi d’une tablette de même largeur. Cette tablette sera à la fois une surface disponible instantanément pour y écrire, y prendre des notes, observer de haut le travail en cours, voir par exemple si le bijou est au dessin comme il se doit, et bien entendu pouvoir y poser assiette et ustensile, un verre ou une tasse de café ou aussi casser la croûte sans avoir à chercher une table disponible dans l’atelier.

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Montage très simple permettant au tiroir de coulisser facilement et à peu de frais.

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À noter que la tablette ( en contre-plaqué russe ) est pratiquement de même largeur que le tiroir et que le devant de cette tablette dépassant un peu du volume du tiroir joue le rôle d’une poignée sur toute sa largeur.

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CINQUIÈME ÉLÉMENT : La lampe de l’établi. Nul besoin d’acheter des lampes articulées de grand prix, telles celles utilisées par les architectes. Une simple lampe articulée, chose très importante, dotée d’ une ampoule incandescente de 60 watt fournira un éclairage largement suffisant. La bonne orientation d’un l’éclairage mobile est une donnée sine qua none pour travailler aisément et avec une réelle précision. Il est dans ce métier d’une très grande importance de bien voir un tracé ou les repères formés par des points, des droites, des angles ou des chanfreins pour réussir toutes les étapes de fabrication, polissage compris.

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SIXIÈME ÉLÉMENT : Un tabouret, non mieux, un fauteuil en cuir avec cinq roues. Traditionnellement les anciens ouvriers bijoutiers-joailliers passaient toute leur vie assis sur un petit tabouret carré, posée sur des claies recouvrant tout le sol de l’atelier (*), souvent le dos courbé pour les plus grands d’entre eux, ces tabourets n’étant pas réglable sauf pour ceux qui auraient osées en scier partiellement les pattes. J’ai eu à les utiliser ces fameux tabourets pendant sept années et plus tard, beaucoup plus tard à Québec grâce à mon fils Pierre j’ai osé adopter un fauteuil en cuir avec cinq roues…un bonheur que je vous souhaite à la cheville, un confort exceptionnel et en rien n’entrant en contradiction avec les gestes à poser à la cheville.

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SEPTIÈME ÉLÉMENT : Maintenant que l’établi est construit, il ne reste qu’à lui ajouter une perceuse avec flexible, une pièce à main, et une pédale électronique au sol. ( Pédale électronique qui seule permet des vitesses basses , réellement basses ) Perceuse que j’installe de préférence sous l’établi, avec le moteur directement suspendu à une crochet vissé sous l’établi de manière à ne pas être gêné dans l’espace partout au dessus de l’établi par une potence, le flexible et le fil électrique descendant du moteur. Classiquement la perceuse électrique des bijoutiers est suspendue au dessus de la place de travail, souvent à droite, cette habitude n’est pas mauvaise, mais je préfère et de loin sous mon établi. Bien sûr chacun peut faire comme il préférera.

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COTES MINIMUM D’UN ÉTABLI DE BIJOUTIER-JOAILLIER :

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Vue du dessus, la profondeur d’un établi de bijoutier ( distance A à C ) sera idéalement d’au moins 70 centimètres ( soit 27 1/2 pouces , équivalent de trois fois la largeur de 2 pouces X 10 pouces en épinette pour les résidents nord-américain )

La largeur de l’établi ( distance A à B ) sera pour une place d’au moins 1 mètre…plus si possible.

La distance D à E étant la largeur de l’arc de cercle…60 centimètres à 55 centimètres suivant sa corpulence. La profondeur de ce demi-cercle, je me répète je le sais, sera moitié de celle-ci de 30 à 27 centimètres.

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Pour être confortablement assis un établi de bijoutier ne doit pas être trop bas, ainsi une hauteur idéale tant pour homme que pour dame est de 93 centimètres de haut, mesure prise du plancher jusqu’au dessus de la surface de l’établi.

La partie hachurée sur le dessin est une planche reliant uniquement les deux pattes arrières de l’établi, ce qui assurera un système barré très rigide.

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À noter que le devant du tiroir doit être en léger retrait de la position de la cheville ( contre l’arc de cercle ) de sorte à pouvoir scier confortablement sans que la main ne puisse toucher le devant du tiroir.

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TOUT DIT CERTAINEMENT PAS, mais espérant malgré tout ces quelques paragraphes vous avoir été utiles, il ne vous reste alors qu’à ajouter de nombreux outils, qui deviendront comme le disait mon père des amis fidèles, complices de vos créations, grâce à eux vous ajouterez du bonheur et de la paix à notre monde. Je vous souhaite une très belle journée.

Michel Zimmermann

Artisan Bijoutier-Joaillier

Québec le 26 octobre 2015

(*) Les claies sont des structures de baguettes de bois quadrillées ( environ 5 X 5 centimètres ) qui dans les anciens permettaient à des bijoux ou des pierres tombés sur le sol de l’atelier de ne pas être écrasés par les pas d’une personne à la recherche de ceux-ci. Cette habitude, qui rendait impossible autre chose que l’usage d’un tabouret avec deux patins a presque totalement disparue.

Si questions, je suis facile à rejoindre, en boutique, par courriel, et aussi avec tous mes amis(es) sur le forum Bijoux à la cheville. http://bijouxalacheville.forumactif.org/